CRISE DE LÉGITIMITÉ À LA CEDEAO : Les propositions du “Mouvement Génération Aïvo” à Patrice Talon

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La Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) traverse une crise sans précédent. Trois de ses membres notamment le Niger, le Burkina-Faso et le Mali ont annoncé leur retrait de l’organisation. Face à cette crise, le “Mouvement Génération Aïvo” a fait des propositions au Président Patrice Talon pour contribuer à forger la conviction du gouvernement béninois sur les choix à faire pour l’avenir de la Cedeao et de l’Uemoa. C’est à travers une lettre signée le 17 février 2024 par la Déléguée Générale du “Mouvement Génération Aïvo”, Barkatou Sabi Boun. Lisez ci-dessous l’intégralité de la lettre.

Wilfried AGNINNIN

CONTRIBUTION AU DÉBAT SUR LA CÉDÉAO ET SON AVENIR
Barkatou SABI BOUN
DÉLÉGUÉE GÉNÉRALE DE « GÉNÉRATION AÏVO »

La CEDEAO est en crise, c’est clair. Est-elle au bord de l’explosion depuis que trois de ses membres ont annoncé leur retrait ? Nul ne peut le prédire. Mais une chose est sure, le modèle d’intégration le plus abouti en Afrique vacille. La CEDEAO joue sa survie. Pour sortir de cette crise, et retrouver la stabilité et l’efficacité qui ont fait son succès par le passé, la CEDEAO doit-elle abandonner sa vocation de gendarme de la démocratie au sein de ses États membres ? Voilà la question que le Président Patrice Talon nous pose et pour laquelle il sollicite nos contributions.
En effet, lors d’une conférence de presse qu’il organisait le jeudi 8 février 2024 au Palais de la Marina, le Président Talon a livré son analyse sur la crise qui secoue la CEDEAO. Cette crise a des répercussions sur notre pays. Elle affecte notre économie et touche plusieurs de nos familles. La crise de la CEDEAO ne concerne pas seulement les Chefs d’État, elle divise des peuples unis par la géographie, par l’histoire et par la culture. Mais il me plait de rappeler, qu’au fond, il n’y a pas de crise entre les peuples frères du Bénin et du Niger. Il y a des tensions diplomatiques entre les gouvernements des deux pays. Malheureusement, ces tensions ont des conséquences fâcheuses sur nos peuples, sur nos vies et nous obligent à nous interroger sur l’avenir de la CEDEAO.
C’est l’exercice auquel le Président Talon s’est livré le jeudi 8 février 2024. Au cours de sa conférence de presse, notre Président a posé un certain nombre de questions que se posent sans doute aussi les autres Chefs d’État sur la CEDEAO, sur les causes de la crise actuelle, ses conséquences, le rôle des organes de l’institution, et sur les décisions à prendre pour son avenir. Selon le diagnostic du Président Talon, c’est le fait que la CEDEAO est garante de la démocratie qui poserait problème. C’est parce qu’elle agirait au nom de la démocratie que les peuples décrient son action et que certains États menacent de la quitter. En guise de solution, pour épargner à la CEDEAO les critiques qu’elle essuie, pour éviter que les sanctions prononcées par la CEDEAO pour rétablir la démocratie ne menacent la cohésion en son sein, voire son existence même, le Président Talon propose que l’on retire des compétences de la CEDEAO la démocratie et les droits de l’homme.
Cette proposition choc faite par le Président de la République, a attiré notre attention sur les malentendus autour de la CEDEAO et les ambiguïtés qui persistent sur les raisons du discrédit de la CEDEAO et du rejet de ses décisions par les opinions publiques nationales.
Mes chers amis, est-ce que le Bénin doit demander que l’on sorte des prérogatives de la CEDEAO les questions de démocratie et de droits de l’homme comme le suggère le Président Patrice Talon ? Sur cette question, notre position est claire. Nous voulons l’exprimer haut et fort parce que le Président Talon en a fait la demande. Le Président Talon a interpelé le peuple béninois, la classe politique et les intellectuels afin qu’ils l’éclairent sur la question de la CEDEAO et qu’ils l’aident à mieux formuler la position que le Bénin, par la voix du Président Talon, va défendre prochainement au sein des instances de la CEDEAO et de l’UEMOA.
Parce que le Président nous y a invités, je me permets en votre nom, au nom de « Génération Aïvo », de verser nos propositions à la réflexion du Président de la République. Notre souhait est qu’elle contribue à forger la conviction du Gouvernement Béninois sur les choix à faire pour l’avenir de la CEDEAO et de l’UEMOA.
Mais permettez-moi au préalable de faire quelques rappels sur ce qui fait débat, ce qui est en cause, c’est à dire les vraies raisons qui ont précipité la CEDEAO dans cette crise. Pourquoi la CEDEAO est décrédibilisée et inaudible sur la garantie de la démocratie ? Pourquoi elle peine à enrayer les coups d’État militaires qui mettent à bas des dirigeants civils.

LES VRAIES RAISONS DE LA CRISE
Ce qui est en cause, ce n’est pas la démocratie. Ce qui pose problème, c’est l’amnésie sélective de la CEDEAO et sa politique de « deux poids, deux mesures ». Ce qui pose problème, c’est cette CEDEAO qui adoube les uns et condamne les autres pour les actes de même nature et aux conséquences identiques.

Ce qui fait polémique et révolte les peuples, c’est la complaisance des organes de la CEDEAO à l’égard des Chefs d’État en fonction, supposés élus démocratiquement, mais qui dans la pratique, présentent un bilan controversé sur la démocratie et les droits de l’homme. Parce que les Chefs d’État en fonction sont des civils et qu’ils seraient « démocratiquement élus », ils auraient sur leur peuple le droit de tout faire.

Parce que ces Chefs d’État sont passés par des élections, quelles qu’elles furent, ils auraient le droit de manipuler, à leurs seuls profils, la constitution et les lois de leur pays, ils auraient le droit d’instrumentaliser les institutions, le droit d’organiser des élections gagnées d’avance dans la violence et parfois dans le sang de leurs concitoyens, le droit d’exclure leurs adversaires et de réclamer qu’ils applaudissent, le droit de ne pas respecter les décisions de justice nationales et internationales qui ne leur sont pas favorables, enfin, le droit de réprimer, d’arrêter, d’exiler, d’emprisonner et de condamner leurs adversaires à des peines infamantes.
Si la CEDEAO avait eu la main ferme à l’égard de ces pratiques que nos peuples considèrent à juste titre comme des atteintes à la démocratie, si elle avait sanctionné les gouvernements responsables de ces violations, l’on comprendrait aujourd’hui qu’elle soit légitime pour condamner les coups d’État militaires et fondée à sanctionner les régimes qui en sont issus. C’est pour avoir assisté impuissante à l’agonie de la démocratie dans certains États membres que la CEDEAO s’est disqualifiée pour condamner l’épidémie de coups d’État qui menace sa stabilité et son unité. Pourtant, la condamnation par la CEDEAO, des coups d’État militaires est légitime. Mais elle apparaît infondée aux yeux des opinions publiques.
D’abord, la fermeté de la CEDEAO à l’égard des putschistes au Mali, au Burkina et au Niger tranche avec la complaisance de l’organisation à l’égard des gouvernements que ces militaires ont renversés et qui avaient commis des actes attentatoires aux principes et règles de convergence de l’institution en matière de démocratie, d’élection et de bonne gouvernance.
Ensuite, les condamnations de la CEDEAO et les sanctions qu’elle a récemment prononcées feignent d’ignorer les espoirs que suscite pour des peuples libérés de leurs pratiques, la chute de ces régimes.
Voilà ce qui est en cause, et pas autre chose. Ce n’est donc pas en soi la démocratie, mais la mise en œuvre de la démocratie dans les États membres, et le « deux poids, deux mesures » avec lequel les organes de la CEDEAO ont veillé à son respect.

DES PISTES DE RÉFLEXION

Pour cette raison, je voudrais en votre nom, militants et sympathisants de « Génération Aïvo » soumettre au jugement du Président de la République, ces quelques pistes de réflexion.
Premièrement, je voudrais l’inviter très respectueusement, à ne pas considérer que c’est parce que la CEDEAO est garante de la démocratie et des droits fondamentaux dans son espace, qu’elle est en crise. Les peuples ne critiquent pas la CEDEAO pour cette raison. Ses États membres ne sont pas non plus en désaccord avec les sanctions pour cette raison. Et enfin les trois États membres qui ont décidé de la quitter n’ont pas non plus pris cette décision extrême parce que la CEDEAO statue sur les questions de démocratie.

Deuxièmement, il faut savoir que si la CEDEAO en vient à sortir de ses prérogatives, le défi de l’intégration politique de ses États membres et la création d’un espace communautaire démocratique, cette décision acterait le recul de la démocratie en Afrique.
La démocratie bat de l’aile dans la plupart des États membres de la CEDEAO. Si en plus des résistances notées dans certains pays et des échecs manifestes dans d’autres, la CEDEAO renonce à son projet de rapprocher politiquement les États membres et d’établir des règles de convergence démocratique, l’organisation ne survivrait pas aux conséquences d’une telle décision. Ce serait la fin de la démocratie et le retour des aventures autoritaires dont nous connaissons les bilans au Bénin, au Niger, au Mali, au Togo, au Nigéria, en Guinée Bissau, en Gambie, au Liberia, en Sierra Leone, pour ne pas tous les citer. Ce serait une marche à reculons, une marche vers le passé. Dans ce contexte que nous ne souhaitons pas, chaque gouvernement de la CEDEAO aurait, sous le prétexte de sa souveraineté, le droit de disposer à huis clos de son peuple et de lui réserver un sort tragique, sans droit de regard de ses voisins et sans recours aucun.
La CEDEAO est devenue l’un des modèles d’intégration régionale à partir du moment où elle a fait de l’épanouissement de ses peuples et de l’intégration politique, des priorités absolues de son action. C’est pourquoi nous considérons qu’en 2024, la CEDEAO ne peut pas se soustraire à son obligation de veiller à ce que les peuples associés soient gouvernés suivant les principes de démocratie, que leur dignité soit préservée et que leurs droits fondamentaux soient respectés par leurs gouvernements. Sans des valeurs communes, sans ses règles de convergence politique, la CEDEAO ne pourra pas y arriver. Travailler à l’intégration économique, à la libre circulation des personnes et des biens sans se soucier de la dignité des peuples et du respect de leurs droits, où qu’ils se rendent à l’intérieur des frontières de la communauté, ne peut conduire qu’à l’échec de l’organisation et à terme, à son implosion.

NOS RECOMMANDATIONS

À la lumière de cette réflexion, et par devoir, je voudrais humblement soumettre en votre nom, trois recommandations au Gouvernement de notre pays. Notre vœu est que le Bénin se souvienne de sa propre mésaventure dans la dictature, du lourd tribut que notre peuple a payé sous le joug d’un régime autoritaire. Notre vœu est que le Bénin, malgré les soubresauts, valorise son parcours dans la démocratie depuis 1990 et travaille au sein de la CEDEAO à trouver les voies et moyens permettant de garantir à ses peuples, l’intégration économique et leurs droits fondamentaux.

Notre Première recommandation est, malgré les mutations géopolitiques, d’inscrire l’action de la CEDEAO dans son temps. La CEDEAO des années 1970 et 1980, celle des régimes de dictature et de la maltraitance des peuples par leurs gouvernements, est révolue. En 2024, aucun peuple ne veut vivre sous un régime autoritaire et arbitraire. L’évolution du monde impose le respect de la dignité humaine, des droits de l’homme et des principes de la démocratie. La CEDEAO doit donc être une organisation de son époque, une organisation moderne, optimiste et audacieuse. Nous devons, demeurés, sur le continent africain, les pionniers de l’intégration à la fois économique et politique. Il faut en avoir l’audace.
Notre Deuxième recommandation suggère de revenir à l’esprit et à la lettre des textes actuels de la CEDEAO. Dans cette optique, il conviendrait de remettre la démocratie et les droits de l’homme au cœur de la gouvernance de l’organisation.

Enfin, notre troisième recommandation. Nous proposons d’assurer aux textes de la CEDEAO, aux valeurs qu’ils promeuvent et aux obligations qu’ils créent à la charge des États membres, une application stricte, vigoureuse et sans complaisance, quel que soit le dirigeant en cause. Ainsi, le défi le plus urgent, est de lutter contre la délinquance politique non pas seulement des militaires mais des gouvernements élus. La CEDEAO gagnerait à veiller au respect par tous les États membres, quels qu’ils soient, des règles de convergence en matière démocratique et à garantir de façon impartiale et ferme les principes et règles librement souscrits par les États et auxquels les peuples adhèrent.

C’est à cette seule condition que notre institution commune, pourra recouvrer sa crédibilité sur les questions démocratiques et sa légitimité à édicter des sanctions contre tel ou tel État en cas de violation. Et dans ces conditions, personne, ni parmi les États sanctionnés ni au sein des peuples ne trouverait à redire sur son rôle de gendarme des bonnes pratiques démocratiques en Afrique de l’Ouest.
NOTRE CONVICTION
Pour finir, ma conviction intime est que les peuples de la CEDEAO tiennent autant à la démocratie qu’à l’intégration économique. L’un ne mérite pas que l’organisation abandonne l’autre pour sa propre survie. Si hier, en 1975, l’intégration économique était la principale préoccupation des dirigeants qui ont créé l’organisation, aujourd’hui, en 2024, les peuples ouest-africains sont résolument déterminés à ne pas dissocier de cet ambitieux projet économique, leurs légitimes aspirations démocratiques. Il faut les entendre.
L’intégration ne peut se faire efficacement sans les valeurs de la démocratie et surtout sans la stabilité que la démocratie apporte à la sous-région.
Voilà, Monsieur le Président de la République, la modeste contribution de « Génération Aïvo » à la réflexion à laquelle vous avez convié vos compatriotes.
Vive le Bénin,
Vive la Démocratie,
Vive l’Intégration régionale.
Parakou, le 17 février 2024.

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