Dans sa chronique littéraire de cette semaine, le consultant et formateur en art oratoire, Eric Ouorou ressort la différence entre la rhétorique et l’éloquence. Selon lui, ces mots sont synonymes mais distincts et que la rhétorique relève d’une collection de préceptes, d’exercices et de conseils sur l’éloquence. Lisez plutôt.
Aboubakar FAÏSSAL (Etd-Cfoman-Daabaaru)
Rhétorique et Éloquence
Usuellement, sont synonymiques les termes rhétorique et éloquence. Cependant à proprement parler, ils sont bien distincts.
A travers l’une de nos précédentes chroniques, nous l’avions déjà abordé, la rhétorique est une collection de préceptes, d’exercices et de conseils sur l’éloquence. Elle a pour but de développer et de diriger le talent de ceux qui sont nés plus ou moins éloquents, et elle sert à tous pour apprécier les discours d’un orateur ou les œuvres d’un écrivain. Pour Aristote c’est « le moyen de trouver dans chaque sujet ce qu’il y a de propre à persuader ».
Pour ce qui est de l’éloquence, quand bien même certains considèrent qu’elle est un talent ou un don de la nature, elle est en réalité l’observance des règles rhétoriques dans un discours. Ce qui se distingue de la rhétorique qui est plutôt le fruit de l’étude, un art qui s’enseigne. On dit donc que l’une trace la méthode, l’autre la suit ; l’une enseigne les moyens, l’autre les emploie. Elles diffèrent l’une de l’autre comme la théorie diffère de la pratique.
L’éloquence a précédé la rhétorique, comme dans tous les arts la pratique a précédé la théorie. Il y eut des orateurs avant les enseignements pour le devenir, ou du moins à l’être plus sûrement. On se mit à étudier, à observer ces orateurs ; on examina par quel art ils éclairaient l’esprit et touchaient le cœur. Ces observations, recueillies par des hommes judicieux, formèrent des orateurs plus habiles encore. Ainsi, de siècle en siècle, les règles se complétèrent, et c’est de là qu’est venu peu à peu ce corps de préceptes vulgairement appelé Rhétorique.
Cependant, les préceptes seuls ne peuvent pas rendre un homme éloquent. Il faudrait l’accompagner d’exercice, d’un travail personnel. S’il en était autrement, il suffirait simplement d’apprendre les règles de cet art pour en devenir maître. Mais alors rien ne serait plus commun que les orateurs.
L’étude des préceptes
est indispensable pour tous. Sans doute, le génie peut produire de nobles idées, des sentiments sublimes, des morceaux vraiment éloquents ; mais seul, il ne peut composer un discours qui ait de la régularité et de l’ensemble, et qui soit irréprochable dans toutes ses parties. L’expérience prouve que, sans la connaissance des règles, les hommes même les plus heureusement doués s’égarent sur plusieurs points. Je ne vois pas, dit Horace, ce que peut le travail sans le génie, ni le génie sans le travail, et ils doivent se prêter un mutuel secours.
On peut dire, en un sens très véritable, que tout homme a besoin d’être éloquent, du moins dans une certaine mesure. Depuis le petit enfant qui demande une grâce à sa mère, jusqu’au savant le plus consommé. Chacun souhaite que les autres admettent ce qu’il pense et fassent ce qu’il veut. Le père de famille dans sa maison, le professeur dans sa chaire, l’homme d’affaires et l’homme d’État dans les conseils…, tous ont besoin de demander à l’art oratoire le secret de sa puissance. La rhétorique est donc utile à tous, même à ceux qui ne se destinent pas à parler en public.
Certains auteurs récents définissent l’éloquence comme le don d’être ému et l’art de transmettre l’émotion. Cette définition indique bien le caractère principal de la haute éloquence, mais elle ne fixe point assez son domaine et ne l’embrasse pas tout entier. Pour être éloquent, il faut aussi savoir convaincre les esprits et diriger les volontés.
Pour éviter tous les malentendus et pour bien comprendre ce que les rhéteurs modernes ont écrit sur l’éloquence, il est bon de remarquer que ce mot peut se comprendre en trois sens différents : dans un sens tout à fait large, dans un sens moyen, dans un sens rigoureux et restreint.
1º Dans un sens tout à fait large, l’éloquence n’est que l’émotion éprouvée et communiquée, et elle se trouve dans tout ce qui est capable de produire une forte impression sur les cœurs. Dans ce cas, l’éloquence n’est pas nécessairement attachée à la parole. Elle peut être dans un tableau, dans le geste, dans le regard, dans l’attitude extérieure de l’homme, et jusque dans son silence. De là vient qu’on a dit : l’éloquence du geste, l’éloquence des yeux, l’éloquence des larmes.
2º Dans un sens moyen, elle est la faculté de dominer les esprits, les cœurs et les volontés par la parole. Par conséquent, il ne faut pas seulement chercher l’éloquence dans les discours de l’avocat, du prédicateur, de l’homme d’État, et en général dans les paroles qui s’adressent à une multitude assemblée. Elle se montre aussi fort souvent dans les œuvres de l’historien, du philosophe et du poète. Quelquefois, dit M. Laurentie, elle tonne contre les passions du haut d’une tribune ; d’autres fois elle parle à la raison dans les pages muettes d’un livre. Il semble même que sa puissance est plus merveilleuse quand elle s’adresse à des hommes calmes et réfléchis par la plume de l’écrivain.
3º Dans un sens rigoureux et restreint, l’éloquence est le talent de persuader par le discours revêtu des formes oratoires. C’est ainsi que la considéraient les anciens quand ils la définissaient : Ars bene dicendi, l’art de bien dire, ou l’art de parler de manière à persuader. Les préceptes qu’ils nous ont laissés sur l’art oratoire doivent tous être entendus dans ce sens, et, quoique les règles que nous donnons ici soient souvent applicables à l’écrivain, nous n’avons ordinairement en vue que l’orateur proprement dit.
D’après Quintilien et tous les anciens, la vertu est une condition nécessaire à l’éloquence. Caton définit l’orateur : Vir bonus dicendi peritus, un homme qui veut le bien et qui le sait persuader. Fénelon parle mieux encore : « L’homme digne d’être écouté, dit-il, est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et pour la vertu. »
Quelques rhéteurs modernes prétendent qu’on peut être éloquent sans être vertueux ; et, pour le prouver, ils citent Catilina, J.-J. Rousseau, Voltaire, Mirabeau et quelques autres. Sans doute, l’homme le plus vicieux trouvent quelquefois de belles inspirations, et l’on peut atteindre l’éloquence sans avoir été constamment et complètement vertueux. Il est d’ailleurs facile de remuer la foule quand on flatte les mauvaises passions. Mais il demeure toujours vrai que là où l’éloquence se montre dans toute sa dignité et toute sa grandeur, l’orateur obéit à des convictions sincères, à des sentiments nobles et vertueux.
Eric OUOROU, Consultant-formateur en art oratoire
Directeur de l’ACADEMIE DE RHETORIQUE ET DE LEADERSHIP